L’avènement des Wilds : le filon brassicole français ?

Cela fait quelques années que le niveau de maîtrise de brassage s’est considérablement amélioré en France. La filière s’est démocratisée et professionnalisée à la fois, avec de nombreux nouveaux acteurs qui viennent tout ébranler et nous séduisent avec des innovations à la fois originales, inventives et traditionnelles. Parmi toutes ces nouveautés, une tendance se dessine pourtant : l’avènement de la Wild. Que ce soit de la fermentation mixte, spontanée, sauvage ou des vieillissements, ces jeunes brasseurs ont trouvé une voie vers le cœur des français.

Qu’est-ce que la Wild ?

Une Wild est une bière fermentée avec des micro organismes sauvages, un mélange de levures et de bactéries présent naturellement dans son environnement de fermentation. Ces micro-organismes sont reconnaissables par leurs arômes dits "funkys" qui peuvent rappeler un cidre rustique (fermier) avec des notes parfois vineuses, parfois acides: cela peut varier d’une odeur de ferme, de bacon, de terre ou encore de cerise amère. Oubliées pendant une vingtaine d’années, elles connaissent un renouveau, une fois de plus grâce à la scène craft américaine qui explore avec joie les fermentations traditionnelles belges et flamandes.

Cantillon - Le coolship est une grande cuve avec peu de profondeur garantissant beaucoup de contact entre le liquide et l’air.

La microflore peut consister en des levures présentes dans l’air ou encore des bactéries, la caractéristique principale étant que ce sont des produits de la nature, issus de leur environnement et de leur terroir, contrairement à la contrairement aux levures Saccharomyces isolées en laboratoire. Une Wild peut également être une base de bière fermentée avec une saccharomyces de laboratoire, puis associée à des levures et bactéries sauvages, ajoutées intentionnellement ou non dans le brassin. Traditionnellement, une wild est laissée dans un coolship pour une fermentation naturelle grâce à ce microcosme présent dans l’air. Or, tous les brasseurs ne naissant pas égaux, tout le monde n’a pas accès à l’environnement de la Vallée de la Senne, et ces levures sauvages peuvent être ajoutées manuellement au brassin. Cela peut être du Brettanomyces récolté au fond d’une barrique, ou des bactéries telles que les Lactobacilus or Pediococcus. Tant qu’on ensemence le moût avec un organisme sauvage, il peut ainsi produire une wild, une bière sauvage.

La levure la plus souvent utilisée est la Brett (Brettanomyces), une sauvage dotée de composés aromatiques très volatils qui peut produire de faibles quantités d’acide acétique. Elle offre des arômes qui peuvent varier entre les épices, le cuir, la paille ou encore la sueur de cheval, mais certaines souches ont des notes plus fruitées (ananas, fruits à noyaux, raisin). Les Lambics de la région de la Vallée de la Senne sont d’ailleurs infectés par des Brettanomyces typiques de cette région: Brettanomyces Bruxellensis et Brettanomyces Lambicus.

Effet Papillon - Bordeaux

La brasserie l’Effet Papillon a produit en 2020 toute une série de bières fermentées avec de la Brett. Pour certaines fermentées avec des fruits, ou élevées en barriques ayant contenu du vin rouge, ces bières sont de beaux exercices du style.

 

Inspirés par notre culture du vin ?

Ce ne serait pas étonnant que la France se démarque sur le marché brassicole par la maîtrise des fermentations sauvages, avec des vieillissements et maturation en chais. Après tout, ce pays est le berceau des Traités sur le Vin et Traités sur la Bière de Pasteur ! Loin d’être à l’origine de ces styles de bières (comme dit précédemment les Belges et les Flamands ont déjà longuement développé ces styles !) il se pourrait que les brasseurs français y trouvent tout de même un terrain familier, des goûts et des palettes aromatiques réminiscents d’une culture vinicole, et une approche qui laisse libre expression au terroir local.

On peut déjà voir se dessiner des génies qui maîtrisent leurs fermentations et jouent avec leurs cultures régionales pour transformer leurs bières en nouveautés et expérimentations délicieuses. Ce qui me séduit le plus dans cette initiative des brasseurs est cette capacité de reprendre une culture traditionnelle, régie et respectée, pour complètement la renverser avec des recettes ou des expérimentations osées et vraiment maîtrisées.

Voici quelques techniques explorées pour cette découverte sensorielle…


Le Vieillissement en barrique, le Barrel Aging

Le premier réflexe (français) pour une Wild est souvent le vieillissement et/ou une refermentation en tonneau. De plus en plus de brasseries s’adonnent à cette activité. Dans des chais adaptés, ils collectionnent les tonneaux ayant contenu du vin, des spiritueux ou même du vinaigre pour capter les aromatiques et les concentrer dans leurs bières. En cela, les brasseurs français ont un énorme avantage : un accès aisé à des barriques ayant contenu des des breuvages assez uniques. Ces fûts transmettent encore à la bière certaines caractéristiques des liquides qu’ils ont pu contenir.

Pour presque tous les styles et fermentations de wild, le passage en tonneau est quasiment obligatoire. La majorité de mes exemples ci-dessous ont été transformés par un élevage en barrique, permettant à la microflore présente dans le bois de venir “infecter” et ainsi parfumer et complexifier le brassin. C’est un réel travail d’expérimentation, un gage de confiance du brasseur pour les barriques choisies et une réelle découverte de notre héritage vinicole mis à profit pour le monde de la bière.

Iron - Montauban

Bien qu’il soit plus connu pour ses ajouts pour les moins originaux (stroumph, choucroute, cassoulet), Iron se démarque également par ses expérimentations en barrique. Par exemple, sa Wild Foeder and Barrel Aged (comme son nom l’indique) est une bière sauvage vieillie en foudre de St Emilion, puis dans des barrique d’Oloroso. Chaque passage en barrique va conférer des arômes résiduels des breuvages précédents pour créer une wild fruitée, acidulée, tannique et avec une belle rondeur en longueur.

Photo: Betty - Barley Wine BA Porto 15 mois, Wild Carotte Violette BA, Wild Mûre / Myrtille BA, Gose Betterave / Passion BA Amarone, Wild Betterave BA Vin Rouge 11 mois, Wild Verveine / Citron BA Vin Rouge 11 mois, Imperial Stout Spontanée BA 15 mois.

 

Elixkir - Dijon

La brasserie Elixkir a également produit une série inspirée par les vieillissement en tonneaux: La Part des Hommes.

Cette référence à la part des anges (le liquide qui s’évapore pendant la fermentation en barrique) rappelle bien l’élevage en barrique traditionnel du monde du vin. Avec des tonneaux ayant contenu du Meursault, du rhum, du bourbon ou encore du Bourgogne Blanc, ils explorent les infinies possibilités de vieillissements et la palette aromatique que cette technique peut offrir.

La “Vertige de l’Amour” - numéro 13 de la série

“Une bière sauvage où la fraîcheur acidulée de la framboise s’est muée en une acidité plus franche marquée par une touche acétique. En bouche, la saveur dominante de framboises compotées se mêle à des notes de griottes et d’airelles avant de faire place aux arômes complexes, boisés et beurrés, apportés par le fût de chêne.”

Le Vin

Bien sûr, quand on pense France, on pense Vin. Et justement, plusieurs brasseurs en jouent, et mettent à profit leur culture vinicole ainsi que notre riche terroir pour expérimenter avec leurs bières.

Gallia - Paris

Remy Maurin, brasseur chez Gallia, a beaucoup fait parler de ses Vières : un même moût fermenté avec des cépages différents (du Gewurtz, du Pinot Noir ou du Gamay).

« Chaque bouteille est un hybride. Contrairement à ce qui se fait dans la bière belge avec les lambics, moi je me suis inspiré des fermentations spontanées des vins naturels ». 

Pour cela, il foule d’abord les différentes grappes pour en extraire les jus et tannins, avant de démarrer une fermentation de 3-4 jours. Puis, il y rajoute du moût de bière petit à petit pour ne pas brusquer les levures et bactéries actives.

Sacrilège - Montpellier

D’autres jeunes brasseries se prêtent au jeu : Sacrilège à Montpellier joue avec les différents cépages pour concentrer les arômes de raisin. Brasserie spécialisée dans les bières vivantes, fermentation mixte, fermentation sur marc de raisin, et bientôt bières spontanées,(projet de coolship en cours pour février 2022), elle peut déjà se vanter d’un chai de plus de 170 barriques et 4 foudres de 35 hectolitres.

“L’un des objectifs de Sacrilège (et c’est d’ailleurs une des raisons du choix du nom de la brasserie) est aussi de faire découvrir nos recettes à un public ayant un a priori sur la bière. Notre approche de la bière est semblable à un maitre de chai dans un vignoble : nous passons du temps à goûter nos barriques et à essayer différents assemblages pour des recettes uniques. Les barriques que nous utilisons ont d’ailleurs servies dans des domaines viticoles.”


90BPM - Dijon

Pour 90BPM, l’exercice se prête plutôt sous forme de collaboration avec un vigneron voisin pour créer la Bière de Trousseau : une bière mélange de Stout et de Pils dans laquelle ils ont ajouté de la lie de Trousseau.

Cette bière est volontairement élevée en cuve inox (et non en barrique) pour préserver le caractère léger et très buvable de la bière.

“Lors de nos nombreux passages dans le Jura, on a rencontré un vigneron d'exception : Guillaume Overnoy. On a imaginé ensemble une bière de table rustique entre vin et bière, constituée d'un assemblage de son Trousseau 2020 (cépage rouge du Jura), d'une golden ale et d'un stout.”

 

Les Fruits

Outre le raisin qui est beaucoup exploité en France, le fruit le plus connu pour les wilds est la cerise, ceci dû à la célébrité des Krieks. Cependant, une réelle exploration des fruits s’en est suivie et ce également en France. Attention dans cette catégorie à ne pas confondre les fruited sours - qui sont acidifiées intentionnellement avec des bactéries lactiques et fermentées avec des saccharomyces issues de souches de laboratoire – et les wilds ensemencées de façon sauvage.

Or, on peut trouver maints exemples de fruits qui rajoutent une réelle profondeur et une gourmandise à une bière sauvage : l’abricot, les fruits rouges, la pêche, l’ananas… sans compter tous les microorganismes présents sur la peau des fruits qui vont eux aussi influencer la fermentation ! 

Ammonite - Sennecey-le-Grand

La brasserie Ammonite de Simon Lecomte est devenue un incontournable du style, accompagnant Cantillon et Drie Fonteinen dans les rayons des cavistes. Cet ancien œnologue a mis ses connaissances dans son approche de la bière : laisser les levures et les ingrédients pleinement s’exprimer, sans aucun intrant de laboratoire. Il expérimente ainsi avec des raisins, des vieillissements en barrique de vin, mais également avec des fruits qu’il sélectionne et cueille lui-même dans le verger de son voisin. Attentif au cycle de la lune, aux saisons, il est l’auteur de pépites telles que Vinifera ou encore ses Cuvées Vigneronnes Abricot ou Griotte.

Un article a déjà été dédié au savoir-faire de Simon, à (re-)découvrir ici.


Independent House - Dijon


Pas loin d’Ammonite, à Dijon, Fabien a créé Independent House et se démarque avec ses Saisons et ses Wild beers sèches et équilibrées. Une qui m’a particulièrement séduite a été sa Saison Blackcurrant Aligotée. Cette Saison a été transformée par un passage de 6 mois en barrique d’Aligoté avant d’être agrémentée de cassis frais pour une macération de 5 semaines. Un clin d’oeil délicieux au terroir bourguignon et à son célèbre cocktail.

Elle fait partie d’une série de bières que Fabien a nommé The Vault Series en rappel à leurs vieillissements. Parmi celles-ci, une Grape Ale en collaboration avec le vigneron Jeremy Recchione, élevée en fût de Chardonnay et de Pinot Noir; ou encore une Saison élevée 7 mois en fût de Chardonnay Bourguignon.

Fabien fait preuve d’une réelle maîtrise dans ces bières révélant une magnifique finesse de goût.

 

Les connifères et plantes 

Peut-être un de mes exercices préférés : faire parler les plantes pendant la fermentation. Le vieillissement en tonneau neuf est déjà un bel exercie pour un brasseur souhaitant explorer ce genre. Le chêne va offrir un caractère résineux à la wild et complète le profil aromatique fermier de celui-ci. Mais pourquoi s’arrêter là ?

Ellipse - Toulouse

Avec sa Parasol, la brasserie Ellipse fait fort pour un premier brassin, avec cette belle saison sauvage fermentée avec des bourgeons de pin. Le résultat est une bière vive et sèche, avec une longueur portée sur les noix et des notes boisées et herbacées à la fois.

“C’est notre recette coup de cœur que Mathurin expérimente depuis plus de trois ans. Sur une base rafraîchissante de blé cru et de malt d’orge, on y trouve l’équilibre entre le bourgeon de pin et le blend de deux souches de levures ( Kveik Voss, Farmhouse Lituanienne Simonaitis). Le profil principal est à la fois sec et résineux grâce à l’ajout des bourgeons. En bouche on retrouve une petite pointe acidulée, fruitée et florale due au mélange des deux souches de levure qui apportent complexité et finesse.”



Toussaint - Louveciennes

La brasserie Toussaint expérimente avec les bourgeons de cassis : plutôt qu’une bière gourmande et fruitée, le breuvage offre une légère amertume très verte, pour une bière complexe et extrêmement buvable à la fois. La “Cloclo de Saison” a été créée avec la cheffe Chloé Charles: avec du foin de la Ferme des Clos, et des bourgons de cassis sélectionnés chez Ankhor, une épicerie ne proposant que des épices et produits français.


”Au nez on retrouve la typicité de ce style avec des notes fruitées apportées par les bourgeons de cassis, laissant place en bouche au foin et à une touche épicée très légère !”

 

Les assemblages

Les assemblages vont reprendre le processus traditionnel de la Gueuze : un assemblage de Lambics d’âges différents. Il s’agit donc d’assembler plusieurs brassins de différentes années ou différents vieillissement pour que les complexités de chacun apporte sa touche à un breuvage qui se veut in fine complexe et équilibré à la fois.


La Montagnarde - Saint-Jean-d'Arvey

La Montagnarde se prête à l’exercice avec son Orage, une Golden Sour née d’un assemblage de bières blondes de fermentations mixtes élevées 12 mois en barrique.

Leur « Dame Nature » se veut un exemple de fermentation selon la Méthode Traditionnelle : trois bières ont été brassées par décoction avec 50% de blé cru, du malt d’orge et des houblons surannés. Ensemencées dans un coolship, elles ont été transférées dans une barrique de domaine viticole savoyard pour 1 à 3 ans de vieillissement puis assemblées pour créer la première bière française conçue entièrement en respect de la M.T. III*.

*Méthode Traditionnelle III: désigne la méthode de fermentation et d’assemblage d’une gueuze qui n’est pas produite dans la région protégée de la Vallée de la Senne. 

Popihn - Vaumort

La brasserie Popihn a également fait retentir le monde brassicole avec le release de sa gamme « sauvage » : entre vieillissements, fermentations spontanées, assemblages, ajout de fruits, c’est une exploration des possibilités infinies des Wilds que nous offre Arnaud à travers cette série.

Assemblage n°1 : Une première fermentation ouverte de 2019, elle est le résultat de l’assemblage d’une barrique de vin et de deux barriques de Sémillon, élevée deux ans avant l’embouteillage.

Assemblage n°2 : Refroidie en coolship pendant une nuit puis passée en tonneau et fermentées dans des barriques bourguignonnes ayant contenu du Pinot Noir pour deux ans d’élevage.

Assemblage n°3 :  Assemblage de trois différents brassins en fermentation ouverte de 2019, élevé deux ans en foudre. Des framboises ont ensuite été ajoutées puis fermentée sur lie pendant deux mois avant la mise en bouteille.

Assemblage n°4 : Premier brassin refroidi en coolship en 2019 avec des levures prélevées de deux bières préférées du brasseur Arnaud. Le brassin a ensuite traversé un élevage de deux ans en barrique de vin rouge.

Assemblage n°5 : Brassée en décembre 2019 en coolship, assemblage d’une barrique de fermentation spontanée avec trois autres ayant contenu du Chardonnay bourguignon avant 18 mois d’affinage.

Assemblage n°6 : Assemblage de brassins en coolship élevés ensuite pendant deux ans dans des barriques de vin rouge de fermentation mixte et une barrique neuve en chêne français d’une bière à fermentation lactique.


Cette liste d’exemples de techniques et d’approches n’est bien sûr pas exhaustive et fortement influencée par mes coups de coeur et mes découvertes. Pour autant, je pense qu’elle illustre bien l’incroyable talent qui se dessine chez les brasseurs en France et une approche du brassage et des fermentations fortement marquée par notre héritage culturel.

Le mot de la fin…

Après beaucoup de recherches sur le terroir en France et comment celui-ci peut être approprié et exploité dans notre approche brassicole, je pense qu’une voie se dessine, par la fermentation, pour que les Français se démarquent à l’international et créent leur propre style de brassage et de fermentation.

D’autres brasseries françaises que je n’ai pas cité mais aussi à suivre si vous aimez les bières wild : La Malpolon, Nanobrasserie SPO, La Goutte D’or, Bières Ney…

J’ai hâte de suivre ce mouvement de près, de découvrir ce que la bière et ses dérivés ont encore à nous offrir et à partager ces expériences autour d’un verre !

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