Quand boire une bière devient engagé

PARTIE III - Lever le poing ou lever le coude ?

Carlo Petrini, activiste fondateur du mouvement « Slow Food » disait : « Bien manger est un acte politique ». Le choix des aliments, des producteurs et de la cuisine reflète un positionnement éthique, social et environnemental.

 

Ce positionnement a bien été compris par les brasseurs qui inondent les plateformes de réseaux sociaux de visuels et d’annonces pour provoquer une envie, un besoin même, chez le consommateur de ne pas rater la dernière petite pépite et de choisir de consommer de façon engagée. Cela a commencé avec la révolution du Craft, avec quelques brasseries « Pioneer »  qui se sont dressées contre les brasseries industrielles, revendiquant une guerre du goût.

En effet, des brasseries telles que Brewdog, Mikkeller, Sierra Nevada, Stone,  ont mené une bataille acharnée, non dénuée d’un beau programme marketing pour valoriser leurs produits. Telle la légion de la Rébellion voulant défaire l’Empire, c’est devenu tendance et symbole d’un réel engagement que de boire une bière artisanale, craft.

Ce cercle de brasseries engagées et considérées comme les sauveteurs de la bière artisanale est un cercle en mutation. Les petites brasseries rebelles que l’on admirait tantôt ont grandi, ont grossi, pour certaines se sont vendues (Lagunitas, Beavertown entre autres…) montrant ainsi qu’un agenda se cache souvent derrière les belles promesses d’indépendance, de rébellion et de goût. Je ne cache pas que je suis plutôt partisane de ce genre d’opérations qui selon moi servent à populariser la bière craft et la rendre accessible à tous.

Ce n’est qu’en fidélisant les néophytes que l’on peut encourager moralement et économiquement la création et la croissance des microbrasseries à travers le monde. Celui qui hier encore prenait son pack de Heineken ou de 1664 dans son supermarché sera peut-être demain celui qui se fera une sélection de canettes de Beavertown et de Brewdog - voire même qui ira chez son caviste pour faire sa sélection.

Force est de constater les puissantes influences opérées via les réseaux sociaux pour toucher un public à travers des messages d’engagement politique, social ou économique. Cette communication s’est étendue à travers les brasseries dans le monde pour toucher de nombreux sujets.

Boire pour sauver la planète

Je l’explore plus en profondeur dans mon livre Craft, (R)Evolution et Artisanat au Service de la Bière, l’intérêt principal pour les brasseurs en ce moment se porte sur les dimensions écologiques et de développement durable. En effet, la communication via les réseaux insiste de façon croissante sur un brassage raisonné et sur le recours à des ingrédients locaux et bio, bien que ceci n’ait en rien empêché la récente ruée sur le frozen hop, un houblon congelé et rapporté des Etats-Unis dans des containers conservés à température négative pour traverser le monde… mais bon si c’est conditionné en canette recyclable, apparemment ça passe…

Ainsi, les brasseries s’équipent de panneaux solaires, cultivent des ingrédients locaux, promeuvent la réutilisation des drèches, de l’eau. C’est une très belle promesse et un argument de vente puissant de pouvoir promouvoir une bière qui a été réalisée avec un intérêt pour la planète.

Brewdog a fait beaucoup de bruit en se proclamant la première brasserie à empreinte carbone négative au monde. En parallèle, elle célèbre la release de la Lost Lager - une Lager créée avec un tiers de l’eau nécessaire habituellement et avec du pain rassis. Pour chaque fût de Lager vendu, la brasserie promet de planter un arbre sur le domaine acheté près de la brasserie. Cette Lager est vendue beaucoup moins chère que sa consoeur la “Punk” pour venir rivaliser avec les premiers becs dans les bars avec une bière consensuelle de “Happy Hour”.

 L’importance du Bio est soulignée partout et ce particulièrement en France - même pour des ingrédients importés des Etats-Unis ou de la Nouvelle Zélande, autre incohérence à laquelle je suis régulièrement confrontée. Ceci est accompagné d’une recherche de produits locaux et frais, pour favoriser le circuit court avec une croissance de fermes brasseries qui voient le jour, encourageant la culture d’orge et de houblon pour brasser. L’amateur est ainsi conforté dans ses choix de consommation, prenant soin de sa santé et de la planète.

La bière se fait activiste

Aux côtés du développement durable, certaines brasseries ne se privent pas pour provoquer en livrant des messages politiques, comme l’a fait la brasserie Sainte Cru avec sa Single Hop Series nommée Fake News figurant des dictateurs. Cette série de cans a donné envie au consommateur de tester et collectionner, non seulement pour goûter chaque houblon, mais également par pur esprit de provocation en voyant les têtes des politiciens.

Entre l’élection de Trump, le mouvement #Metoo, le Brexit et le Covid entre autres, il y a eu beaucoup d’occasions pour les brasseurs de montrer leur position politique et sociétale. Que ce soit par esprit de provocation, de rébellion ou de soutien à une cause, la bière est devenue vecteur de communication et d’engagement auprès des consommateurs.

L’association Brave Noise s’est fait connaître récemment pour sa lutte contre les inégalités au sein des brasseries, en partant de ce postulat: est-ce que l’on se sent en sécurité dans son lieu de travail ? A la base focalisée sur une volonté de parler du sexisme au travail, l’association a voulu englober toutes les problématiques de ségrégation que l’on peut y rencontrer. Cette association demande donc aux brasseries adhérentes une transparence totale quant à ses codes de travail et son règlement intérieur. Si ces brasseries souhaitent contribuer des dons, ceux ci sont reversés à des associations pour lutter contre le sexisme et la ségrégation au travail. Elle a d’ailleurs reçu le Brewbound Award 2021.
Créés en 2014, les Brewbound Awards récompensent les brasseries ayant réalisé des opérations marketing, de vente ou autre avec un but philanthropique.

Boire pour aider son confrère

 Ainsi, pour de maintes brasseries, la sensibilisation se fait à travers une cause caritative.

 La Brasserie Duclaw a utilisé ses bières pailletées pour sensibiliser les consommateurs au cancer du Colon. Avec sa bière « Thanks for Giving a Crap » (Merci d’en avoir quelque chose à foutre), ils ont créé une campagne de don nommée la « Give a Crap Challenge ». La bière en question était une variante de la Sour Me et disponible qu’à des consommateurs ayant versé une contrepartie à la Colon Cancer Foundation.

La crise de la Covid-19 a fortement encouragé ce type d’initiative. Au-delà de la solidarité manifestée de la part des consommateurs pour les brasseries, certaines d’entre elles ont également voulu montrer leur soutien aux associations ou systèmes de santé. Gipsy Hill a créé une gamme de 7 bières mêlant IPA, DIPA et Pilsner, pour remercier le NHS (National Health Service) anglais. Pour chaque pack de 12 can acheté, une pinte était offerte au bar de Gipsy Hill à Londres à un membre du NHS.

Alphabet Brewing a proposé une réduction de 50% à tout employé de la NHS en Angleterre (National Health System). Ceci est un exemple d’une brasserie qui communique sur ses valeurs. Le marché de la bière s’est transformé en une plateforme de soutien. La brasserie américaine Hi-Wire Brewing a créé une Session IPA dont une partie des bénéfices de ventes est donnée à l’association USBG National Charity Foundation et la North Carolina Restaurant Workers Relief Fund, des associations ayant pour but d’aider les milliers d’employés dans la restauration et le secteur brassicole (presque 700 000) qui se sont retrouvés sans emploi à cause de la Covid-19.




En beau pied de nez au gouvernement français ayant interdit l’ouverture des commerces jugés « non-essentiels », la brasserie l’Effet Papillon a organisé une bière de collaboration avec des acteurs similaires dans le sud de la France. Le résultat ? La Non-Essentiel, une West Coast IPA brassée avec une liste impressionnante de brasseries, de bars et d’associations issus de la communauté de la bière.

Brassée chez Effet Papillon avec : La Débauche, Iron Brewery, Terko, Mad Occ, Le Père l’Amer, Hopen, Blib Festival, Black Bird, Le Zytho, Le Sur Mesure, L’Amirale Bière, L’Echoppe à Bière, 1001 Bières, Jaqen Craft Beer, Jaqen Tuki, Le Lucifer, Wonkey Wonker, Malt & Co, Beer Trotter, Monkeys Jokes & Co.


Les exemples pour ce type d’engagement se multiplient, permettant de faire briller la brasserie, fidéliser les clients et de vendre des brassins en série limitée, tout en donnant bonne conscience aux amateurs qui se félicitent de leur engagement en buvant leur mousse. Ce sont de belles initiatives, malheureusement parfois nécessaires pour alerter quant aux problèmes sociétaux et sanitaires que nous rencontrons. Une fois de plus, le biérophile n’est plus seulement dégustateur, il s’engage dans sa consommation. La bière est choisie non seulement pour une question de fidélité à un brasseur ou la découverte d’un nouvel ingrédient ou une technique de brassage, mais également pour montrer son soutien à une cause sociétale et environnementale.

Lever le poing ou le coude?

Ainsi, au travers de ces différents prismes, le fait de choisir et de boire une bière devient, comme le dit Petrini, clairement un acte engagé. Il n’est plus question de simplement boire une pinte .... Non, un vrai amateur de bière se doit d’aller aux événements, partager ses impressions et son amour pour certaines rock stars brassicoles sur les réseaux, s’engager dans une cause en choisissant une bière bio qui participe à une association ou qui veut révolutionner le monde. Plus que jamais, le parallèle entre le monde brassicole et l’univers de la Stardom musicale se révèle, où la simple évocation de bières ou brasseries que l’on aime est sensé révéler notre vision du monde. L’on se doit donc de participer, d’aider, de donner son avis et de prendre parti.

(Et je ne vous parle pas ici de la cause féministe qui s’insinue dans tous les univers brassicoles que je connais. Je suis régulièrement appelée à témoigner, à participer à des brassins, à me mettre en avant en tant que femme dans le milieu de la bière… Ne puis-je pas continuer ce que je fais sans attirer l’attention sur mon sexe? sans promouvoir le fait que je puisse m’y épanouir “malgré” mon statut de femme?)

Bien que j’adhère et soutiens de nombreux messages véhiculés, je me dois de me demander si la bière est un bon vecteur de message ou tout simplement l’objet d’un marketing poussif et engageant ? De temps en temps, revenons à ce qui nous a fait aimer la bière : une boisson fraîche à déguster entre amis pour se détendre ! C’est bien pour ça que je me suis attachée à cette boisson, à sa convivialité, sa simplicité… Il est bon de lever le poing, mais selon moi la bière doit également servir à rassembler, à fédérer. Levons le coude, tous ensemble, et trinquons à de la bonne bière, en bonne compagnie et, pourquoi pas, pour une bonne cause !

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