Quand boire une bière devient engagé

PARTIE II: L’ère des tendances et de l’ultraconnectivité, une menace pour la créativité?


Le développement de la connectivité a permis de faire connaitre les brasseries et d’étendre leur visibilité à travers un territoire, voire à travers le monde pour certains. Que ce soit par Instagram, Untappd, Ratebeer, les réseaux ont permis de rapprocher le brasseur avec les consommateurs, et de connecter ces derniers entre eux avec des partages d’informations et de dégustation. Cependant, cela a également encouragé une course au « badge », aux nombres de dégustations enregistrées et aux likes, ainsi qu’une uniformisation des styles produits. Le Craft est en train de devenir une course à la nouveauté et à l’engagement (réel et virtuel).

Par conséquent, des tendances se dessinent tant au niveau des brasseries (certaines se sont vues propulsées sur la scène brassicole du jour au lendemain grâce à classements Untappd), qu’au niveau des styles. Après le duel entre East et West Coast IPA, se sont révélées la DDH IPA, la brut IPA, la Sour IPA, avant de laisser place aux Pastry Stouts et Pastry IPAs…

En ce moment, l’IPA est toujours au devant de la scène brassicole mais avec cette fois ci un focus sur le houblon : en effet, nous avons vu la ruée vers le Citra et Sorachi, le Sabro, le Talus, le Nectaron ou Nelson…

Puis sont arrivés des produits créés par Yakima Chief, innovateur et à la recherche de la sublimation des arômes dans ses houblons. Ils ont ainsi proposé le houblon Cryo, Cryo Hops®, réalisé à partir d’une séparation des feuilles entières de houblons pour en extraire la lupuline concentrée et bractée à des températures négatives pour en préserver les arômes et huiles essentielle. Ceci permet de produire un pellet avec une double concentration de houblons par rapport au traditionnel et par conséquent de réduire la matière première et la perte.

Dernièrement, ils ont proposé le Frozen Hop: du houblon congelé à moins de 36h après sa récole afin de conserver toutes ses huiles essentielles. Selon quelques tests réalisés par des brasseurs, bien que plus compliqué à manipuler, les arômes qui en exhument sont bien plus floraux et complexes. A la veille de la sortie nationale, maintes brasseries en France et dans le monde vont dévoiler simultanément leurs dernières recettes d’IPA au Frozen Hops.

Avec un “release” prévu dans plusieurs pays avec des brasseries innovantes et créatives, Yakima s’assure de faire connaître ces nouveaux produits et de garantir leur succès grâce à des porte-paroles respectés et très influents.

Ainsi, les ingrédients mêmes sont sujets à des trends et deviennent des arguments de vente clairement mis en avant sur les bouteilles et les canettes, poussant le consommateur à vouloir le tester et afficher/partager leur dégustation.

Pour reprendre mon dernier article, il se dessine ainsi une course à la productivité : de brassins, de recettes, de nouvelles idées marketing. Par contre, bien que ces tendances nous fassent découvrir beaucoup d’ingrédients et de techniques innovantes, elles entraînent de façon contradictoire une grande homogénéité dans la scène brassicole avec beaucoup de brasseries qui produisent les mêmes styles, avec les mêmes ingrédients, au même moment. Il n’est pas rare d’arriver à un festival de bières et de n’être confronté(e) qu’à un choix limité entre des Double DDH IPA Cryo, de “Fresh Hops IPAs” ou des Pastry Stouts avoisinant les 12°.

Tout comme dans la mode, les tendances inspirent mais dictent également la conduite créative des brasseurs. Ces derniers se sentent « obligés » de tester le dernier houblon, la dernière levure Kveik, ou encore de produire une fermentation spontanée « différenciante » afin d’être considérés dans l’ère du moment.

Ces tendances se reflètent évidemment dans le marketing qui se veut toujours plus décalé, artistique et innovant. Collaborations avec des artistes, des tatoueurs, des musiciens, nombreux sont les moyens de faire d’une bière un objet de collection, promu et renforcé par les réseaux tels qu’Instagram, dont le focus se fait sur l’identité visuelle. Le packaging devient presque plus important que le contenu. La fonction pratique de l’emballage cède à l’identité esthétique avec des paillettes, des étiquettes qui se décollent et qui ne sont plus seulement informative mais doivent donner envie au consommateur d’adhérer et promouvoir l’univers de la brasserie.

Qui donnent également envie d’afficher son affiliation et sa connaissance d’un produit ou d’une brasserie aussi : on aime poster la dernière création d’Ammonite, l’expérimentation d’Iron, ou la dernière Cryo de Popihn !

Le consommateur se veut actif dans la consommation : il ne boit pas, il déguste et se fait « juge ». Et pourtant, son goût est lui aussi lourdement influencé : ce ne sont pas les Lagers qui sont les mieux notées ou les plus demandées, mais bien les dernières IPAs des brasseries à la mode du moment. Les tendances dictent non seulement les recettes aux brasseurs, mais également les préférences des consommateurs. Il est donc de plus en plus difficiles pour les amateurs de bières de se faire leur propre idée d’une brasserie ou de leurs goûts personnels sans être influencé par ces tendances, ces notations et ces réputations.

J’encourage pour cela évidemment les dégustations à l’aveugle; pour se faire une idée du style dégusté et de sa qualité sans être marqué par la réputation d’une brasserie, par le nom de la bière ou par son étiquette. Il est toujours bon de se tester le palais, mais aussi de remettre en question ses goûts et ses préférences sans être marqués par l’affect pour une marque.

Enfin, certaines brasseries n’hésiteront pas à afficher et partager leur engagement (politique, écologique ou sociale) à travers leur marque, renforçant encore plus leur image et l’affiliation de leurs amateurs. Ceci sera le prochain sujet qui me marque et paraît de plus en plus actuel : le recours à des messages engagés et sociétaux pour faire parler d’une bière.  

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